je relève le défi de la semaine de la communauté des Croqueurs de mots, dont les consignes étaient les suivantes :
Au pied de la lettre
Quel drame terrible a bien pu pousser
celui qui a "réellement" donné sa langue au chat ?
A partir d'une expression choisie
dans le poème de
Claude ROY
Je vous invite à inventer une histoire en prenant
littéralement une ou plusieurs de ces expressions
au pied de la lettre.
D’autres expressions ? Clic LA PIOCHE
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Il me faut vous raconter l'étrange rencontre que je fis un jour de Septembre alors que je n'avais pas 16 ans. Le monde d'alors n'était pas tel que celui que vous connaissez, et je ne me doutais pas que je serais à l'origine d'une expression bien connue que vous utilisez parfois sans même en connaître le fondement.
Je n'étais alors qu'un jeune garçon, presqu'un homme à l'époque, avant que je ne réalise quel serait mon destin. J'étais né pauvre et vécus ainsi longtemps. De tous temps, les indigents ont toujours été nombreux, les classes supérieures n'y prêtent guère attention, ce qui m'a permis d'arriver jusqu'à vous dans le plus parfait anonymat. Si, d'aventure, certains ont eu des soupçons, ils ne sont aujourd'hui plus en état de vous en faire part. Les pauvres bougres seront morts sans avoir jamais eu de certitudes quant à ma nature exacte. Moi-même, malgré les siècles traversés, ne saurais vous dire ce qu'il en est réellement. Mes semblables, fort peu nombreux, ne sont pas plus éclairés que moi sur le sujet. Mais je digresse. Mon histoire personnelle n'est pas l'objet de cette chronique.
J'avais seize ans donc et travaillais sur les terres du Seigneur Sanglant, sans l'avoir pourtant jamais approché, et pour cause ! Vos livres d'Histoire ne le mentionnent plus depuis longtemps, tout au plus y trouve-t-on des références dans certaines légendes des temps lointains. Je ne me souviens plus de son nom, personne ne l'appelant autrement que par son sobriquet. L'homme était cruel et aimait chercher querelle. Il avait une passion : le maniement de l'épée. Ses seules attentions bienveillantes, ses seules marques de tendresse étaient réservées à sa collection d'armes et plus particulièrement à sa favorite, que nous avions surnommée "Soiffarde", tant sa lame était imprégnée du sang des malheureux qui avaient croisé la route du Seigneur. Jamais lame n'avait fendu autant de crânes, transpercé autant de cuisses, tranché autant de membres ni perforé autant de coeurs et de poumons que celle-là. Le Barbe-Bleu de vos contes fait figure d'agneau en comparaison. On la disait douée d'une volonté propre, d'une conscience qui dictait à son possesseur l'assouvissement de sa soif morbide. Nul ne se souvenait de la manière dont il avait fait acquisition de l'arme mais tous s'accordaient à dire qu'elle était une extension de sa propre main, et ce, dès son plus jeune âge. Il avait terrassé nombre d'animaux, petits et gros avant d'embrocher, à l'âge de 8 ans, un camarade (qui n'en portait que le nom) ayant eu l'audace de s'opposer à lui. Dès lors, l'activité devint une addiction, et le Seigneur Sanglant n'était jamais plus heureux que lorsque sa lame pouvait se mesurer à d'autres ou tout simplement s'abreuver à la vie des malheureux qui croisaient son chemin. Tant et si bien que la population se raréfia. Je vous parle d'une époque si lointaine que les premières carioles n'avaient encore pas fait leur apparition. Nous mourions sur la terre qui nous avait vu naître, ainsi vivait-on. La réputation du Seigneur avait cependant voyagé, colportée par les quelques itinérants qui avaient eu la chance d'échapper à la mort tandis qu'ils traversaient ses terres. C'est ainsi également que la notion de "frontières" a vu le jour. Nulle muraille autour de nos champs et forêts, nulle barrière ou gué à franchir pour parvenir jusqu'à nous. La seule parole des survivants était plus dissuasive que n'importe quel moyen visant à prévenir les intrusions.
Au fil des ans, le nombre d'habitants diminua. Beaucoup se terraient dans la forêt, mais Soiffarde les retrouvait toujours, et, faisant fi de tout bon sens, festoyait jusqu'à plus soif. Nous n'étions plus qu'une poignée lorsque nous décidâmes de tenter le tout pour le tout et de fuir loin de la désolation de notre pays natal. Le périple fut long et hasardeux mais nous parvînmes en terre hospitalière quelques mois plus tard. Mes compagnons étaient soulagés de pouvoir poser leurs bagages (un maigre baluchon constituait toute leur richesse) sans craindre inutilement pour leur vie. Etait-ce ma nature, dont je n'avais pas encore pris conscience qui me poussa à retourner sur mes pas ? Toujours- est-il que seulement 4 semaines après notre arrivée, je fus pris d'un désir violent de m'en retourner au pays afin de savoir ce qu'il était advenu du Seigneur. Privés de victimes à occire, comment Soiffarde et son maître survivaient-ils ? Je partis, seul, sous les quolibets de mes contemporains, à la rencontre de ce qui serait, sans que je ne le sache, mon destin et la naissance de cette expression populaire dont ces quelques mots sont la genèse.
Je mis plus d'un an à regagner mon ancien territoire et je faillis bien ne pas le reconnaître. Sitôt la forêt franchie, un spectacle étrange me cueillit : pas un centimètre carré de terre qui ne portait pas la marque de Soiffarde. Partout où mon regard portait, la terre et la nature environnante avaient été déchirées, labourées, éventrées. Le Domaine était immense et il me fallut bien quatre mois pour l'explorer et en retrouver enfin le propriétaire. Une de nos "frontières" bordait l'océan et c'est là-bas que j'aperçus le Seigneur, de l'eau jusqu'à mi-cuisses, frappant les flots du plat de sa lame, fendant l'écume de sa pointe acérée ou de son fil tranchant. Je l'observai durant quatre jours et trois nuits avant d'oser m'en approcher. Il m'apparut qu'à défaut d'Humains, l'homme et son amie mortelle, dévorés par la soif particulière qui était la leur et ayant décimé tout règne animal terrestre aux alentours, s'en prenaient maintenant à la faune aquatique. Le spectacle était étonnant, déconcertant. Je constatai rapidement que les efforts du Seigneur étaient vains, ratant sa cible presqu'à tous les coups. D'où la naissance de l'expression "un coup d'épée dans l'eau" dont vous usez fréquemment de nos jours.
La folie hantait ses yeux et guidait son bras. Imprudent, je me mis à le railler. Les progrès de la science et de l'étude des espèces me permet aujourd'hui d'affirmer que c'est sous le coup de la piqûre de la mouche d'Urbeth que toute prudence me quittât. C'était sans doute également la raison de la folie du Seigneur Sanglant, mais à cette époque, les mouches étaient légion et nous ne savions pas les différencier. Nous savions que certaines d'entre elles, rares, étaient dangereuses, sans pour autant savoir les désigner. En quelques enjambées, il fut sur moi et je ne pus rien faire pour tenter d'échapper à la morsure de la lame. Je m'écroulai sur le sable...
...et rouvris les yeux quelques semaines plus tard, au même endroit, la tunique percée et tâchée à l'endroit où j'avais été perforé mais la chair aussi tendre et rose que celle de mes bras. Le Seigneur, sans le savoir, venait de me révéler à moi-même. Mais c'est l'objet d'une autre histoire. La stupeur passée et mes esprits revenus, je partis loin de la région et n'y remis jamais les pieds. Quand je revins auprès des mes compagnons, je leur narrai mon voyage, et c'est ainsi que "donner des coups d'épée dans l'eau" devint une expression en vogue, d'abord utilisée comme moquerie puis comme dicton populaire pour signifier un échec, une tentative sans succès.
Au fil des siècles, je n'ai cependant pas développé de penchant particulier pour la modestie et je vous avoue donc avec une certaine fierté que c'est également moi qui suis à l'origine de l'expression " je ne sais pas quelle mouche m'a piqué".
Chronique N°18 de Liam Terranville