Lorsqu'elle avait appris la nouvelle, son coeur s'était serré. Elle se l'était fait répéter deux fois et on avait dû lui permettre de s'allonger et lui amener un verre d'eau avant qu'elle ne soit en état de repartir et de rentrer chez elle. Elle s'était retrouvée, elle ne savait plus comment, au milieu de son couloir, la lettre à la main. Depuis combien de temps était-elle là ? Elle ne savait pas, elle ne savait plus rien. Son esprit s'était recroquevillé, loin, là où elle ne pouvait l'atteindre, pour ne pas perdre ce qui lui restait de raison.
3 mois en arrière, elle n'aurait jamais imaginé qu'on put souffrir à ce point. Trois mois en arrière, elle était vivante et heureuse de l'être. Aujourd'hui, elle n'était plus rien, elle ne se souvenait même plus de celle qu'elle avait été. Elle voulait oublier, pour ne plus hurler; elle voulait se cacher, s'échapper ou se réveiller. Elle savait que le cauchemar était réel bien sûr, mais une part d'elle-même espérait toujours qu'il n'en fût rien.
Le temps s'était arrêté lorsqu'elle avait vu la voiture monter sur le trottoir et leur foncer dessus. Elle l'avait vu arriver, comme dans les films, au ralenti et elle avait su que sa vie allait basculer.
Elle conservait peu de souvenirs de ce jour-là : un flash -le soleil se reflétant dans le pare-brise de la voiture-, des bouches ouvertes sur des cris muets -elle avait vécu toute la scène dans un silence profond, les sons ne lui parvenaient plus-, sa certitude de ce qui allait suivre -comme si elle avait fait un bond de quelques secondes dans le temps-, son propre cri alors que Ben la poussait sur le côté.
Ben...penser à lui la plia en deux. Elle vomit.
Ben...à 4 pattes dans le couloir, elle revit le sang, son sang. Elle revit son corps, qui disparaissait à moitié sous la voiture.
BEN...elle aurait voulu hurler mais un hoquet violent l'en empêcha. Elle se laissa rouler par terre, se mit en boule sur le côté, ferma les yeux et sombra dans l'inconscience.
Lorsqu'elle revint à elle, il faisait nuit dans l'appartement. Comme un automate, elle entreprit de nettoyer, prit une douche et alla se coucher.
Demai il faudrait leur dire, leur annoncer la nouvelle : ils allaient avoir un enfant. Elle était enceinte de 4 mois.
Elle traversa sa grossesse dans un état second. Ils l'avaient tant désiré cet enfant. Ils en avaient parlé des nuits entières, pelotonnés l'un contre l'autre, à chuchoter, à l'inventer, à le créer, l'imaginer. Ils avaient même déjà choisi son nom. Chaque fois qu'elle y repensait, elle avait la nausée. Ben ne connaitrait jamais leur enfant. Ils ne savaient même pas qu'elle était enceinte quand la voiture le lui avait volé.
Elle n'en voulait pas de cet enfant, pas comme ça, pas dans ces conditions, mais elle avait fait un rêve la nuit où elle avait su, et Ben lui avait demandé de le garder, il avait souri, il était ému. Elle l'avait senti caresser son ventre, mais quand elle avait voulu retenir sa main, elle n'avait rencontré que le vide.
Elle avait voulu croire que c'était un signe et avait laissé grandir l'enfant en elle sans plus s'en soucier que ça.
La douleur la tordit en deux et lui coupa le souffle. La douleur venait de lui rappeler qu'elle était vivante et que l'enfant manifestait son envie de sortir. Elle s'agrippa au lit et appela une infirmière (elle était hospitalisée depuis un mois pour risque d'accouchement prématuré.) On la conduisit en salle d'accouchement, le travail était déjà bien avancé. Elle avait mal mais refusa la péridurale. Elle ne s'était pas sentie aussi vivante depuis 9 mois, pas question de les laisser lui prendre ça !
Plus l'enfant cheminait vers la sortie, plus elle eut l'impression de reprendre pied. Pour la première fois depuis des semaines, elle prit conscience de son environnement sonore et des gens qui s'activaient autour d'elle. Si elle n'avait pas eu aussi mal, elle aurait ri. Une contraction, plus douloureuse que les autres fit vaciller sa conscience. Elle était faible et pousser recquiérait toute sa maigre énergie. Elle perçut une main qui pressait la sienne et tourna la tête : Ben était à ses côtés et l'encourageait en silence, le sourire aux lèvres. Elle se concentra sur ce qu'on lui demandait et trouva la force de pousser encore une fois. Elle sentit alors une masse souple et chaude glisser hors d'elle, puis on lui présenta l'enfant.
Et le temps s'arrêta une nouvelle fois...
Un sanglot profond monta en elle et la fit trembler. Les larmes, qu'elle n'était plus capable de verser depuis longtemps, inondèrent son visage, brouillèrent sa vision un instant. Dans la pièce, le personnel médical (qui connaissait son histoire) retenait son souffle. Puis son regard croisa celui de l'enfant, son enfant, Leur enfant et elle eut l'impression qu'une vague immense la soulevait jusqu'aux rebords du monde. Elle tendit les bras et le tint contre elle, ses yeux perdus dans les siens. La vague reflua et Lucie murmura doucement : Mon Ange.
Du coin de l'oeil, elle perçut un mouvement. Elle tourna la tête et vit Ben sortir de la salle, sa silhouette trop pâle déjà presqu'invisible. Pourtant elle vit clairement son sourire lorsqu'il se retourna pour lui faire un signe de la main.
Elle reporta son regard sur le bébé, ferma les yeux et se mit à le bercer tendrement. Elle savait que maintenant, elle ne serait plus jamais seule.